Le contexte
Au début de la guerre en 1939, le maire de Rouvroy est Léon Cognart, 66 ans, et le secrétaire de mairie est Eugène Chopin, 62 ans. En 1941, le Préfet, M. Bussières, demande un changement de maire. C’est Constant Duquenoy, 31 ans, docteur en médecine, qui est nommé maire de Rouvroy le 17 juin 1941. Pierre Leclercq, 47 ans, est nommé premier adjoint.
Ce changement s’effectue dans des conditions difficiles. Leur mandat va durer toute la guerre jusqu’en 1944 : le Gouvernement provisoire, s’installe à Paris, le 25 août 1944. A la Libération, à l’échelle nationale et locale, c’est la chasse aux collaborateurs et des vengeances personnelles s’expriment.
A Rouvroy, Léon Cognart et son secrétaire Eugène Chopin essaient de reprendre leurs anciennes fonctions. Pierre Leclercq est arrêté et emprisonné à Arras, probablement en septembre 1944.
La période tumultueuse de l’après-guerre
L’après-guerre est agitée avec les communistes qui prennent le pouvoir. Pierre Leclercq en subit les conséquences : il est emprisonné à la prison d’Arras. La suite est décrite dans le livre La forteresse agricole – une histoire de la FNSEA1 de Gilles Luneau.
“Le Gouvernement provisoire, installé à Paris depuis le 25 août 1944, doit assurer la remise en route de l’économie. Malgré les nombreuses difficultés matérielles rencontrées (ravitaillement, transport, communication), il faut très vite remettre en route l’administration de l’agriculture dont dépend l’approvisionnement du pays.”
Gilles Luneau relate ensuite le dialogue entre Waldeck-Rochet d’une part (député à l’Assemblée constituante sur une liste communiste et président de la commission de l’Agriculture et du Ravitaillement) et Henri Cayre d’autre part (secrétaire général de la CGB dont Pierre Leclercq est le président).
Waldeck-Rochet est communiste, membre de l’Assemblée consultative provisoire à Paris en août 1944. Il y représente les comités de défense et d’action paysanne. Lors d’une réunion, il s’emporte:
“Il nous faut en sortir, je ne vois qu’une chose: c’est que nous recevons tous les jours depuis une semaine, un très grand nombre de lettres d’ouvriers betteraviers : Ils sont chômeurs, sans espoir de travail, parce que personne n’est plus capable, à n’importe quel échelon et d’abord dans les communes d’organiser la récolte. Et aussi, il faut le dire, parce que pas mal de leurs patrons sont suspects, sinon arrêtés. La seule vraie question, pour moi et pour eux, est : qui est capable de diriger et de réaliser la campagne betteravière.”
À ce moment-là, un participant à la réunion lâche le nom d’Henri Cayre (HC), délégué général de la Confédération générale des planteurs de betteraves. Convoqué, il se présente devant le bureau : grand costaud, l’ancien rugbyman regarde Waldeck-Rochet (WR), droit dans les yeux, avec l’assurance de ses 28 ans.
– WR : On me dit que vous êtes capable d’organiser la récolte de betteraves et l’ensemble de la campagne. Est-ce vrai ?
– HC : Oui je le peux.
– WR : Je tiens à vous prévenir que je vous tiendrai pour responsable de l’échec comme de la réussite. Vous dites que vous pouvez, il faudra le faire : c’est un engagement, Maintenez-vous votre acceptation ?. – HC : Oui je la maintiens mais à la condition de disposer de moyens et pouvoirs que je considère comme indispensables.
– WR : Quels sont-ils ?Henri Cayre énumère alors : un laissez-passer signé de vous, contresigné par le conseil et le ministère de l’agriculture, définissant ma mission; une voiture du carburant etc.
Tout semblant réglé, Waldeck-Rochet s’apprête à donner congé quand, après un silence appuyé, Henri Cayre se tourne vers le responsable communiste :
– HC : Je voudrais aussi vous faire une demande particulière… Mon président, Pierre Leclercq, est arrêté et détenu à la prison d’Arras. Je désire le voir et l’entretenir de ma mission.Stupeur générale sur le visage, grand silence dans la pièce. Waldeck-Rochet rompt la glace :
– WR : Que lui reproche-t-on?
– HC : Sans doute d’être un patron.Henri Cayre repart avec le droit de visite et obtiendra à Arras la libération de Pierre Leclercq.
Les carnets de Pierre Leclercq, un précieux témoin
C’est l’histoire de son procès qui est relaté à la fois dans les pièces des délibérations du tribunal de justice d’Arras et dans son carnet privé.
Ce carnet est précieux car il nous explique la démarche qui est la sienne et celle du maire, Constant Duquenoy, pendant cette période troublée. On perçoit aussi l’importance du syndicat agricole qui le défend, relaté par un dialogue savoureux entre Waldeck-Rochet, communiste et membre de l’Assemblée consultative provisoire, et Henri Cayre secrétaire de la CGB.
C’est émouvant de lire ce petit carnet de notes de 13 pages, écrit de sa main , pour se défendre lors de son procès. Ces notes montrent bien l’ambiance de l’après-guerre et les relations difficiles avec les communistes et les opportunistes. Les extraits de son carnet et les documents des délibérations ont été reproduits pour en faciliter la lecture.
Le procès
Les personnages cités sont donc :
– Léon Cognart, maire de Rouvroy, et Eugène Chopin, secrétaire de mairie, de 1939 à 1940
– Constant Duquenoy, maire de Rouvroy, et Pierre Leclercq, adjoint au maire, de 1941 à 1944
– Monsieur Bussières, préfet, et Monsieur Ronssenac, commissaire auprès du préfet
Le cadre est celui du Tribunal de première Instance d’Arras. Le 8 novembre 1944, Pierre Leclercq a comparu :
Pierre Leclercq : Je me nomme Pierre Leclercq, âgé de 50 ans né à Rouvroy, Arrondissement d’Arras, le 2 janvier 1894, fils de Jean Leclercq et de Valentine Cambron, profession de cultivateur, demeurant à Rouvroy, 17 rue Saint-Martin, classe 14, Recrutement d’Arras.
Après avoir constaté l’identité du comparant nous lui faisons connaître les faits qui lui sont imputés et lui déclarons en conséquence qu’il est inculpé de relations et correspondances avec l’ennemi…
Veuillez m’expliquer dans quelles conditions et circonstances vous avez été nommé premier adjoint à Rouvroy le 17 juin 1941 ?
Pierre Leclercq : Au début de 1941, j’ai, comme président de la Commission Interdépartementale Betteravière du Nord et du Pas-de-Calais (organisation groupant les 45 000 planteurs des deux départements) avec Monsieur le Préfet Bussières un entretien concernant les problèmes betteraviers et corporatifs du moment. “Vous êtes de Rouvroy ?” me dit-il. Sur ma réponse affirmative, il me dit qu’il était en train de procéder à la réorganisation des conseils municipaux dont celui de Rouvroy. Les raisons qu’il met en avant sont l’abandon de poste de Monsieur Cognart, maire en mai 1940, le nombre insuffisant de conseillers ne permettant plus de réunion normale et une situation financière mauvaise. Dès notre entrée en fonction, nous nous sommes aperçus qu’il y avait d’autres raisons encore plus graves : l’existence d’une caisse noire, un double jeu de cartes d’alimentation pour certaines personnes, le contrôle de distribution de cartes, permettant à qui voulait d’en toucher plusieurs…. Monsieur le Préfet m’informe qu’il a sollicité Monsieur Duquenoy pour remplir les fonctions de maire et que ce dernier a accepté. Il continue en me demandant de bien vouloir prendre la place de premier adjoint. Je refuse déclarant que l’importance de ma ferme et mes fonctions à la tête des organisations betteravières et corporatives sont trop importantes pour que j’accepte une tâche nouvelle. J’ajoute que ma présence sur la liste risque de paraître, aux yeux de la population, comme une revanche des élections de 1932, ce que je voulais éviter à tout prix. Je savais d’autre part que la place de maire ou d’adjoint dans une commune minière comme la nôtre, était remplie de danger. Monsieur le préfet me déclare que dans les circonstances où l’on se trouvait, il tenait à ce que j’accepte ce poste. Il m’en fait un devoir. En sortant, il me remet un dossier pour le docteur Duquenoy. J’affirme que je ne suis pour rien dans le changement de conseiller municipal : j’ai accepté le poste d’adjoint par devoir et non dans un but personnel ou intéressé.
Est-ce vous qui en toute indépendance avez révoqué M. Chopin secrétaire général dès votre entrée en fonctions ?
Monsieur Duquenoy : C’est moi seul en cela, je vous l’affirme. Si j’ai agi ainsi, c’est que j’estimais que le changement de municipalité devait entraîner automatiquement le changement de secrétaire: Chopin qui en fait administrait seul la commune. Il y a eu un incident courant mai 1941 lorsque, par la rumeur publique, j’ai appris que la feld-gendarmerie se serait rendue auprès de Monsieur Cognart et qu’elle lui aurait montré la liste du futur conseil municipal. J’ai alerté Monsieur Leclercq et nous fûmes d’accord pour refuser toute participation à la gestion de la commune. Il est exact que les autorités allemandes devait nous installer. Monsieur Leclercq alla voir le préfet Monsieur Bussières qui lui donna à tout apaisement à ce sujet. Les autorités allemandes mettaient un visa sur la liste, sans faire de modifications, liste que le monsieur le Préfet lui-même leur avait envoyé. J’ai vu quelques jours plus tard Monsieur Ronssenac à qui j’ai fait part de mon appréhension. Il me confirma ce que Monsieur le Préfet avait déjà dit à Monsieur Leclercq et me rapporta les paroles textuelles que des membres de l’administration allemande avaient prononcé au sujet de cette affaire : à savoir que les feldgendarmes allemands étaient peut-être plus bêtes que les gendarmes français car ils allaient faire des enquêtes auprès d’un maire qui devait être remplacé par celui sur qui il devait donner leur avis…..2
Suit ensuite un long débat sur le secrétaire de Mairie M. Eugène Chopin avant le changement de mairie qui se conclut ainsi par M. Duquenoy :
M. Chopin, vous avez été maire de Montigny où vous avez fait deux mandats : on peut y lire dans le bulletin de la municipalité communiste, qui vous a remplacé en 1932, votre habileté à compliquer les affaires , que vous étiez à la fois administrateur, directeur, constructeur et navigateur de la célèbre épopée chopinienne: “Eugène Chopin , le Roi des Resquilleurs”. Pour me résumer, j’accuse Monsieur Chopin d’avoir monté de toutes pièces, l’accusation contre Monsieur Leclercq et contre moi et d’avoir voulu discréditer le parti communiste aux yeux de la population, en s’en servant pour couvrir des machinations.
Veuillez m’indiquer si vous avez des raisons de croire à une animosité particulière de Monsieur Léon Cognart contre vous; indiquez-moi encore si Eugène Chopin entretenait encore contre vous une animosité certaine ?
Pierre Leclercq : Mon père était adjoint et conseiller municipal pendant un certain temps, aux environs de 1895. Après plusieurs années d’interruption, il rentra de nouveau au conseil municipal lors des élections qui précédèrent 1914, et qui suivirent 1918. Je le remplacerait aux élections de 1920. Battu avec toute la liste dont le chef de file était Monsieur Dubrulle par celle de Monsieur Cognart, je rentrai dans un conseil municipal Front Populaire, à la suite d’une nouvelle élection partielle qui eût lieu aux environs de septembre 1929. En 1932, à la suite d’une nouvelle élection partielle, les six candidats que je présentais furent élus. J’estimais donc (la famille ayant été représentée au conseil municipal depuis 1913-1914 jusqu’en 1935) que j’avais la confiance d’une partie importante de la population. Toute l’animosité qui anime Messieurs Chopin et Cognart à mon égard provient de ce que de 1929 à 1935, je menais contre le secrétaire de mairie Monsieur Chopin dont le passé était critiquable, une campagne qui, évidemment qu’il ne devait pas le satisfaire. Monsieur Chopin n’était d’ailleurs pas estimé de la population. J’ai toujours pensé que Monsieur Cognart n’était entre ses mains qu’un instrument.
Toute notre liste ayant été battu en 1935, je cessais toute activité politique locale et me consacrai uniquement à mes occupations et à la défense corporative agricole. Je dois ajouter que ce geste à mon avis a dû apporter un certain apaisement dans les esprits car avant l’évacuation et après celle-ci je fus convoqué à plusieurs reprises par Monsieur Cognart pour faire partie du comité de Secours aux mobilisés et aux prisonniers. Le départ de la mairie en 1941 de ces Messieurs a porté leur animosité à son comble. Je reste convaincu que la plainte portée contre moi à uniquement pour but de la vengeance, et tout ce qu’ils ont échafaudé sur le plan de la collaboration et des rapports avec les allemands l’a été uniquement pour profiter des armes que le principe de l’épuration leur apportait.
On prétendrait que vous avez entretenu durant l’occupation des rapports étroits avec les membres de l’autorité occupante. Que pensez-vous d’une telle accusation ?
Pierre Leclercq : Je ne suis jamais allé en Allemagne avant la guerre, pendant la guerre, ni depuis l’armistice. Je ne connaissais aucun allemand. En juin 1941 j’ignorais tout de l’organisation administrative allemande d’Arras. Je ne suis jamais allé à la Kommandatur avant cette époque. Je n’y connais aucun officier. Je défie quiconque de pouvoir prouver qu’il m’a vu à Rouvroy en présence d’allemands. Je n’ai jamais reçu chez moi ni hébergé aucun allemand, même quand la commune logeait les troupes en début d’occupation. (…)
J’exploitais avec Monsieur Paris de Lens, une briqueterie à four continue ; je décidais que nous la fermerions dès juillet 1940 pour éviter d’être obligés de travailler pour les Allemands. J’avais dans cette briqueterie, deux camions possédant une licence de transport qui furent réquisitionnées 1939 pour 75000 fr les deux. Je refusai de les remplacer plutôt que de me voir un jour dans l’obligation de les utiliser pour les autorités d’occupation. L’état dans lequel se trouve le chantier et le remplacement du matériel va certainement coûter à la société 1 ou 2 millions. Vers fin 1942, une délégation de planteurs de betterave fut invitée par les Allemands par le canal du ministère de l’agriculture de Vichy, à faire un voyage d’étude en Rhénanie. Comme président de l’organisation betteravières national, je devais en faire partie. Ayant à plusieurs reprises laissé penser que je n’irais pas des instances furent entreprises auprès de moi. Je fis constituer le dossier en vue de mon voyage, mais je m’abstins de partir.
Conclusion du procès
Au cours d’une confrontation le 23 novembre 1944, Monsieur Cognart et Chopin ont reconnu qu’ils avaient fait arrêter Monsieur Leclercq car c’est le comité de libération qui leur avait forcé la main. Ils ont reconnu qu’ils estimaient qu’il avait été assez longtemps emprisonné, et comme preuve à l’appui, monsieur Chopin indiqua qu’il avait fourni une fiche de moralité excellente en tous points sur Monsieur Leclercq.
Le mot de la fin de cette confrontation avait été dit par le gendarme qui escortait Monsieur Leclercq à la vue de cette réconciliation sur les yeux du juge « il est libre M. le juge » avec comme témoins : juge, greffier les deux gendarmes …
Libération de Pierre Leclercq !
- LUNEAU Gilles, La forteresse agricole – une histoire de la FNSEA, Fayard, 2004, pages 103 à105 ↩︎
- procès verbal au tribunal de justice d’Arras ↩︎